La vie quotidienne d'une femme, ça n'a pas de prix. Il en faudrait, des billets à rallonge, pour raconter ce que fut mon insouciante jeunesse au milieu des gros mots maladroitement lancés par des hommes en mal de chaleur humaine. Petit florilège :
- le camionneur qui se gare en travers du carrefour où j'attends un bus, dans mon village désert et depuis l'habitacle de son engin me crie "salope ! Tu te crois belle ! Sale pute !" ; - l'estafette de gendarmes ralentissant pour se caler à mon pas, avec le lieutenant Dugenou qui, coude sorti et sourire entendu, m'adresse un "excusez-moi mademoiselle, je cherche la rue machin (inexistante)" dans un bled rural de deux mille âmes qui est censé être de leur secteur ;
- le copain de classe au lycée, gentil blondinet à la mèche très deuxième arrondissement (lyonnais), qui me hurle "salope" depuis l'autre bout de la cour parce que je porte une minijupe, mais qui sort avec une fille qui porte une minijupe ;
- les douze mille "bonjour mademoiselle" qui se terminent par un "salope" si je manque de répondre alors que quand même, dans un couloir de métro où dans la rue, je pourrais faire l'effort de dire bonjour aux gens ;
- les "Il faut sourire mademoiselle" quand je rentre du boulot ou des courses en négligeant mon rôle social de mère Noël.
Je laisse de côté les mains passées alors que je me balade en jogging mou - il faut bien que le badaud inquiet puisse s'assurer que mes fesses n'ont pas disparu - ou encore les frottages en transport en commun par les distraits qui confondent ticket et parties génitales, postérieur et oblitérateur. Je n'évoquerai pas non plus mon entretien d'entrée aux Beaux-Arts de Saint-Étienne ou les enseignants répétaient, droits dans leurs bottes, qu'ils acceptaient tous les hommes au concours d'entrée et complétaient ensuite les effectifs avec des femmes, qui ne peuvent évidemment pas devenir artistes.
Ce que je peux être rancunière, moi, à garder souvenir de tout ça et à en faire étalage !
En lisant l'appel de ni putes ni soumises, je suis rassurée : mon cas reste une exception. Le machisme est avant tout une affaire de quartier populaire et d'immigrés, un truc qui se passe à Vitry ou équivalent. Ouf ! Envolées les inégalités salariales, de pension de retraite, de taux de chômage, de représentation politique, petit le harcèlement au travail, anecdotique l'exploitation dans les foyers familiaux, exit les parades de mâle dominant dans le monde du travail ou dans la rue, tout cela reste exceptionnel tandis qu'une masse basanée tapie au pied de chaque tour persécute nos sœurs sans relâche, usant de tout le pouvoir dont ses membres disposent pour interdire le port de la jupe. Afin de réagir avec dignité, l'idée d'appeler l'ensemble des femmes à porter une jupe (donc à en acheter une si vous êtes une de ces farfelues qui n'en possédez pas) fait son chemin. Le tour est joué. Le féminisme est une lutte qui se mène entre femmes, avec les moyens dont elles disposent : des jambes (plutôt qu'un hypothétique cerveau). Grâce à la jupe, les femmes pourront enfin afficher leur solidarité, dans une gracieuse et muette connivence qui sied si bien à leur charmante nature.